La Tunisie a été gratifiée, en novembre 2012, par l’Union européenne du statut de partenaire privilégié. Très clairement, cette offre était une simple déclaration politique, sans grand contenu effectif, traduisant dans l’esprit de l’UE le soutien que celle-ci apportait à la Révolution tunisienne et sa reconnaissance du meilleur traitement que la Tunisie réservait désormais à la question des droits humains.
L’UE a donné plus tard un contenu à cette déclaration par la proposition d’un Accord de libre- échange complet et approfondi
Depuis cette date, la Tunisie n’a pas mis à profit les 6 dernières années ni pour évaluer ex ante l’offre européenne, ni pour évaluer ex post l’expérience passée de l’accord d’association de 1995, et sa composante de libre-échange, ni encore moins pour décliner sa vision et donner un contenu qui lui soit propre au statut de partenaire privilégié.
Aujourd’hui, on assiste à deux positions contrastées vis-à-vis de l’Aleca. Il y a d’abord la position épidermique et peu étayée du refus pur et simple, appelant à se prémunir contre l’ouverture libérale qui va mettre à mal ce qui reste du secteur économique que la Tunisie n’a pas réussi à préserver sur les dernières années. Cette position traduit des appréhensions légitimes, mais aussi des peurs et des instincts grégaires. Elle fait face à celle, non moins idéologique, de l’adhésion sans réflexion, sans analyse et sans discernement.
En 1995, les pouvoirs publics étaient seuls maîtres à bord pour décider de l’adhésion de la Tunisie tant au Gatt et être membre fondateur de l’OMC qu’à l’accord d’association avec l’Union européenne. Les décisions politico-technocratiques ne s’embarrassaient ni de l’avis d’une opposition politique embryonnaire ni de celui d’une société civile muselée.
Et pourtant, des études prospectives d’impact des effets de la Zone de libre-échange sur le tissu industriel tunisien avaient été menées et avaient permis d’identifier les politiques macroéconomiques d’accompagnement qui devaient être mises en place pour que le libre-échange puisse aboutir à des résultats positifs.
Ces politiques avaient pour noms: la mise à niveau du secteur industriel, la promotion de l’investissement direct étranger et l’adoption de politiques fiscales non récessives. La réalité aujourd’hui est différente. L’État s’est beaucoup affaibli, tant en termes de capacité de décision que de capacité de planification, de gestion et d’implémentation. Les questions économiques ont été reléguées depuis 2011 à un plan subalterne, sous prétexte que le moment était éminemment politique et que le temps de l’économie viendrait plus tard.
L’administration ne peut plus décider seule. Elle ne se saisit même pas de la question. Le politique a d’autres préoccupations, la tête sur le guidon. Pas moins de 11 gouvernements se sont relayés depuis 2011, avec une moyenne de vie inférieure à 9 mois. Ils ont été inéluctablement soumis à la dictature du court terme, se contentant de jouer aux pompiers pour éteindre quelque peu les multiples feux sans aucune chance de se projeter dans l’avenir et de réfléchir au-delà de cet horizon contraint.
Le gouvernement tunisien ne pourra pas avancer sur le dossier de l’Aleca sans en débattre publiquement, sans entendre les récriminations des principales parties prenantes, sans leur apporter des analyses argumentées, sans trouver un modus vivendi avec les syndicats, les représentants des entrepreneurs, la société civile… Le temps des décisions prises à Carthage ou à la Kasbah est révolu. La pédagogie de la gestion de ce dossier reste à trouver. Une piste possible serait celle d’un mandat sollicité par le gouvernement auprès de l’Assemblée des représentants du peuple. Un tel mandat donnerait à la négociation et aux négociateurs une légitimité politique incontestable. Au jour d’aujourd’hui, la Tunisie n’a pas de négociateur en chef à plein temps pour animer et conduire les discussions avec l’Union européenne.
La Tunisie a-t-elle une alternative à son plus grand ancrage/arrimage à l’Europe ?
La Tunisie a de tout temps été fortement ancrée à l’Europe : historiquement, géographiquement, culturellement, économiquement, financièrement et humainement. Près de 70% du commerce extérieur de la Tunisie se fait avec l’Europe: plus de 80% de nos exportations vont vers le marché européen et un peu plus de 50% de nos importations en proviennent. Tout rééquilibrage de notre commerce extérieur avec le reste du monde sera une entreprise ardue et de long cours. On ne gagne pas de nouveaux marchés du jour au lendemain et le reste du monde n’est pas nécessairement preneur de nos produits.
Notre diaspora est essentiellement européenne et il en est de même des investissements extérieurs que nous recevons ou des touristes que nous accueillons.
L’Europe est encore aujourd’hui le plus grand espace économique mondial. Le pouvoir d’achat par habitant y est le plus élevé. Le potentiel pour la Tunisie est donc énorme. L’Afrique est un continent en ébullition, mais sa taille économique, son potentiel d’achat restent encore très faibles… bien inférieurs à ceux d’un seul pays: la France. Le PIB de l’Afrique entière, avec ses 54 pays, y compris ses «géants» que sont l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Kenya, l’Éthiopie, l’Algérie ou l’Égypte est à peine supérieur à 80 % de celui de la France! La part de la Tunisie dans les importations européennes est insignifiante (de l’ordre de 0,5%). Seules nos parts de marché sur la France (2%), et dans une moindre mesure l’Italie (1,4%) ou l’Allemagne (0,4%) sont quelque peu significatives. Avec les autres pays européens, la part des exportations tunisiennes oscille entre 0,1 et 0,5% du total de leurs importations. La marge de progression de nos exportations sur l’Europe est immense. Il nous revient à nous de nous organiser pour mieux connaître leurs marchés, leurs spécificités, leurs circuits de distribution et de nous positionner en conséquence.
80% de nos exportations vont vers l’Europe mais en réalité, l’essentiel est concentré sur trois pays : la France, l’Italie et l’Allemagne. Plus symptomatiques de la réalité de notre commerce extérieur, ces exportations vers la France, l’Italie ou l’Allemagne sont le plus souvent le fait des opérateurs industriels de ces pays établis en offshore en Tunisie et qui viennent y produire un segment précis de leurs chaînes de valeur pour le réexporter et l’intégrer dans leur production globale. Cela est vrai pour le textile où la Tunisie continue à se cantonner largement dans la sous-traitance et l’exportation de minutes de confection, sans grande valeur ajoutée. Cela est également largement vrai dans le secteur des industries mécaniques et électriques. Nous n’avons pas d’alternative, sur les dix prochaines années au moins, que d’approfondir nos relations avec l’Europe, de mieux connaître et exploiter son immense potentiel et d’explorer au-delà de l’Europe le champ du possible soit par la conquête de nouveaux marchés en Afrique et ailleurs, soit par un meilleur rééquilibrage de nos échanges avec les pays où notre solde commercial est le plus déficitaire et qui ont pour noms aujourd’hui: la Chine, la Turquie et l’Italie. Avec l’Europe, le taux de couverture de nos importations par nos exportations est régulièrement supérieur à 85%, alors qu’il est globalement inférieur à 70% et la France est l’un des rares pays au monde avec lequel la Tunisie a une balance commerciale excédentaire. Il est important, dès lors, que toute réorientation de notre commerce extérieur préserve ces positions avantageuses et que nous ne vendions pas la proie pour l’ombre.
Quelles limites à l’offre européenne à la Tunisie ?
L’offre faite par l’Europe à la Tunisie, celle d’un Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) est importante. Elle donne un contenu au statut de partenaire privilégié octroyé à la Tunisie depuis novembre 2012. Elle témoigne, surtout, de l’engagement de l’Europe à accompagner la Tunisie vers plus de démocratie, de liberté, de respect des droits humains et de dignité pour ses populations. Néanmoins, face aux multiples bouleversements que connaît la région, le libre-échange, seul, paraît insuffisamment adapté, sinon décalé par rapport aux exigences de la situation. Les nouveaux défis auxquels fait face la région nous imposent à tous, aujourd’hui, plus d’engagement, plus de détermination et plus de solidarité.
L’offre européenne pose le cadre et les limites des négociations, même si des marges de manœuvre restent importantes. Dans toute négociation, l’avantage est à celui qui a la main, qui propose le texte à négocier. Dès lors, les dés sont pipés. L’avantage est à l’Europe. Un nouveau logiciel s’impose entre la Tunisie et l’Europe. Il reste à inventer.
La paix, la sécurité et le développement inclusif en Tunisie sont un bien public global. Leur prise en charge ne peut plus, en aucun cas, relever de la responsabilité de la seule Tunisie. Si ces exigences majeures ne sont pas réunies, rien n’arrêtera les flux migratoires, ceux légaux et surtout ceux illégaux. Rien ne freinera l’attrait que pourraient exercer le terrorisme, le djihadisme et toutes les formes d’extrémisme sur les exclus du développement, les laissés-pour- compte d’une mondialisation insuffisamment heureuse pour beaucoup. L’Europe est à la veille d’élections majeures qui risquent de battre les cartes de sa géographie partisane. Cinquante nuances de brun sont en train de voir le jour un peu partout avec la montée du populisme démagogique, du nationalisme identitaire, de la xénophobie et du repli sur soi. Il y a de fortes chances que le nouveau Parlement européen s’inspire de slogans développés ailleurs et proclame: Europe First…! qu’il se détourne de toute coopération internationale et renie les propositions d’intégration approfondie déjà faites par ses prédécesseurs.
Quelle feuille de route de l’Aleca pour la Tunisie ?
Même si la Tunisie n’a pas d’autre alternative crédible que de s’engager dans cet accord, cela ne dédouane en rien les deux parties, tunisienne et européenne, de s’engager dans une démarche plus solidaire et en rapport avec les multiples défis de l’heure. L’Europe a l’obligation morale et politique de faire preuve de plus d’engagement et de générosité. Il y va de son propre intérêt. La Tunisie, de son côté, a l’obligation de cesser de tergiverser, d’engager un dialogue franc et massif avec toutes les parties prenantes. Elle devrait préparer et mettre sur la table son offre propre traduisant sa vision du devenir des relations tuniso-européennes. La première initiative que les pouvoirs publics devraient prendre est celle de nommer un négociateur en chef, à temps plein, avec rang de ministre et directement rattaché à la présidence de gouvernement. Ce serait là le premier signal de l’engagement effectif de la Tunisie dans la prise en charge responsable de ce dossier.
Dans sa négociation avec l’Union européenne, la Tunisie devrait se concentrer sur quelques éléments forts, traduisant les exigences de sa société civile, de sa jeunesse, de ses femmes, de ses professionnels, de ses agriculteurs et de ses entrepreneurs. Cela pourrait concerner :
- La levée de toutes les barrières non tarifaires non justifiées techniquement ou économiquement,
- La libre circulation des professionnels et des étudiants,
- L’accès au programme d’échange Erasmus pour l’ensemble des étudiants tunisiens,
- La lutte concertée contre le pillage organisé des compétences tunisiennes et a minima, une compensation financière juste pour couvrir les coûts du brain-drain,
- La mise à niveau du secteur agricole,
- Le bénéfice de programmes de jumelage pour la modernisation de l’administration et sa réforme,
- L’accès aux fonds structurels pour l’aménagement du territoire,
- La mutualisation des moyens en matière de protection civile et de sécurité extérieure,
La plupart de ces propositions effraient nombre de nos partenaires européens. Elles leur semblent utopiques sinon dangereuses pour leur sécurité. Et pourtant, les visas n’ont pas toujours existé et la sécurité et les flux migratoires étaient mieux maîtrisés sans visa, sans Schengen, sans Frontex. La Commission européenne évacue la question en arguant du fait que la question relève des Etats membres. La libéralisation du secteur des services ne pourra se faire de manière équilibrée que si les professionnels étaient exonérés de visa pour leur libre circulation. Aujourd’hui, la situation est dissymétrique et cela ne permet pas à des professionnels tunisiens de se positionner sur des marchés de service tant que leur présence sur les lieux d’exécution de ces contrats reste aléatoire et hypothétique.
La libéralisation des échanges agricoles ne pourra se faire que dans la durée et suite à une mise à niveau importante du secteur agricole tunisien et de ses intervenants en termes de vulgarisation, de formation et d’acclimatation aux normes européennes. L’agriculture ne doit pas être uniquement appréhendée comme un secteur économique sous le seul angle de sa contribution au PIB. L’agriculture est multiforme en Tunisie. Elle recouvre des réalités diverses, allant de l’agriculture intensive assurant l’essentiel de la production nationale à l’agriculture extensive pourvoyeuse d’activité et de revenus à une part importante de la population rurale. Au-delà de ces deux dimensions, l’agriculture contribue également à l’aménagement du territoire. Elle permet de fixer les populations sur leurs terres d’origine. Elle permet de préserver la diversité culturelle et le patrimoine immatériel.
La convergence juridique et réglementaire n’a de chance d’aboutir que si elle était accompagnée d’une véritable mise à niveau de notre administration, au moins dans ses fonctions régaliennes de justice, de sécurité, de maintien de l’ordre et de respect des droits humains. La multiplication des opérations de jumelage pourrait accélérer le transfert et l’appropriation des savoir-faire.
La convergence normative pourrait aider l’économie tunisienne dans son insertion dans l’économie mondiale. Elle obligerait des pans entiers de l’industrie à se mettre au diapason des normes internationales et à mieux se préparer à la concurrence globale. Évidemment, cela ne sera pas du goût de bien des opérateurs, habitués à ronronner à l’ombre de protections douillettes et de situations de rentes et de privilèges.
Les nouvelles fractures géopolitiques font planer, sur l’ensemble de la région, une menace globale d’extrémisme, de violence radicale et d’obscurantisme. Le libre-échange n’est plus ni suffisant ni adapté. Il faut passer à une démarche globale et structurante. La Tunisie est le dernier espoir régional. L’Europe devra faire preuve de lucidité dans son accompagnement. En aidant la Tunisie, l’Europe s’aiderait elle-même. Elle se préserverait des risques de déstabilisation et d’insécurité à son flanc sud. En conclusion : allons plus vite sur l’Aleca, faisons-le dans la transparence et dans la légitimité politique. Soyons demandeurs de plus de solidarité et d’appui pour que de tels accords soient au service des peuples et de leurs sociétés civiles, qu’ils favorisent l’inclusion et non l’exclusion et la marginalisation.
Radhi Meddeb